« Le cinéma de Kathryn Bigelow est affaire de frontières mouvantes. De lisières ondulantes entre des territoires, des groupes, des codes mais aussi des genres cinématographiques ou sexués, des identités, physiques ou morales, appelés à être redéfinis. »[1] Jérôme d’Estais évoque un cinéma parcourant diverses transitions pour Kathryn Bigelow.
Introduction :
En quarante-trois ans de carrière et une dizaine de longs-métrages, elle a traversé les genres cinématographiques, du western avec des vampires avec Aux Frontières de l’aube (1987), le film de science-fiction d’anticipation avec Strange Days (1995), le film de guerre avec K-19 : Le Piège des profondeurs (2002) ou encore Démineurs (2008). La réalisatrice dénote dans le cinéma américain par la présence de nombreux personnages masculin, reprends les figures construites dans ce cinéma comme le cow-boy devenant un biker (Willem Dafoe) dans The Loveless (1981), le soldat professionnel (Jeremy Renner) guidé par l’adrénaline du combat dans Démineurs (2008) ou encore l'ancien policier du LAPD (Ralph Fiennes) revivant sans cesse la chimère d’un couple qui n’existe plus dans Strange Days (1995). Kathryn Bigelow réinvestit les genres dits "masculin" pour en subvertir les figures iconiques du cinéma américain.
Analyse :
Masculin à travers les frontières
Dès son premier long-métrage (co-réalisé avec Monty Montgomery), The Loveless (1981) racontant l’histoire de motards faisant escale dans un drive-in perdu au milieu de nulle part, avant de repartir vers une course à Daytona. La cinéaste redéfinit un des motifs du western à savoir celui de l’exode vers un lieu convoité étant une zone d’habitation, substitué dans The Loveless par une course. Lors de l’introduction du film avec un insert sur une pédale de frein d’une motocyclette devenant un travelling latéral, présentant le personnage de Vance (Willem Dafoe) se coiffant avant de monter sur une chopper et le mouvement de caméra se prolonge vers l’arrière laissant apparaitre la route et Vance la parcourant dans un plan d’ensemble.
Kathryn Bigelow remplace le « cow-boy » par un « biker » et son équipement comme le cheval par la motocyclette chopper, le chapeau par les cheveux brosser en arrière, les différents vêtements allant de la chemise (coton), le pantalon en toile ou encore le cache poussière en lin pour un ensemble de cuir noir composé d’une veste courte et un débardeur et pantalon. Vance va faire escale dans un « drive-in » pour se restaurer, scène se retrouvant dans de nombreux western dont on en retrouve les éléments caractéristiques d’une arrivée dans un saloon. Le franchissement d’une porte, le personnage s’accoudant au comptoir avant de rejoindre une table et sera rejoint par des personnages (le gang de biker) ayant des vêtements similaires, une appartenance à un même groupe.
Le cow-boy sur son cheval (The Loveless)
L’empreinte du western est prolongée par le travelling arrière dévoilant l’horizon, motif qui parcourt plusieurs films du genre. Dans le film de Sergio Leone, Il était une fois dans l’ouest (1968), on observe l'arrivée de Jill McBain (Claudia Cardinale) en train dans la ville de Flagstone pour rejoindre son nouveau mari, Peter McBain interprété par Frank Wolff. Un travelling débutant avec un surcadrage sur la fenêtre de la gare devenant un travelling latéral montant vers le haut pour montrer la ville. The Loveless illustre dans un plan similaire non pas une ville mais une route décrite par un monologue de Vance « ce goudron noir sans fin est une douce éternité ». Jill ou Vance rejoignent un endroit marquant un nouveau départ, laissant derrière eux un passé de prostitué (Jill) ou un passif criminel avec condamnation. Vance appartient à la marginalité, celle des bikers qui sillonnent les routes, si le personnage est caractérisé par des éléments caractéristiques s’apparentant aux clichés avec les vêtements en cuir, personnage accompagné de sa bande en permanence sur les routes, …
La marginalité est une autre caractéristique des personnages bigelowien qu’on retrouve dans son deuxième long-métrage. Aux frontières de l’aube (1987) met en scène un groupe de vampires sur les routes désertiques de la petite ville de l’Oklahoma. Ces vampires dont les éléments traditionnels tels que la faiblesse à l'ail ou la résidence dans un château transylvanien, éléments instaurés par Bram Stoker dans son livre Dracula (1897) sont substitués par une seule faiblesse présente dans le livre de Stoker, celle de la faiblesse au soleil et le château se change en camping-car. Les vampires portent des vestes en cuir comme les bikers de The Loveless, ils portent des chapeaux stetson "chapeau de cow-boy" et ils se déplacent aussi en chevaux en groupe et ces séquences le soleil est substitué par la lune.
Le cow-boy vampirique (Aux Frontières de l'aube)
Initiation dans la violence
Kathryn Bigelow introduit ce monde dans un rite initiatique par la violence évoqué par Jérôme d’Estais : « En repoussant ses limites, en expérimentant la violence, le viol, la mort, … Un voyage de l’extrême, une quête identitaire pour renaître avec une innocence, nouvelle, primale. Une révélation qui passe par une initiation, avec son lot de rites et d’épreuves. »[2].
Dans Aux Frontières de l’aube, ce rite initiatique est parcouru par le personnage de Caleb Colton (Adrian Pasdar) dont le père est propriétaire d’un ranch. Il fait la connaissance de Mae (Jenny Wright) et lors d’un rendez-vous, voulant conclure il demande un baiser. Cette dernière mais elle refuse étant un vampire tentant de refoulé ses envies de sang. Cela va se conclure par Mae qui va mordre Caleb en cédant à ses avances. Le voyage vers l’initiation se fait par "la mort" de Caleb qui va devenir un vampire. Il passe l’étape de la mort par la morsure de Mae et son corps affaibli, lors d’un travelling en plan américain tente de rejoindre son père finit par se faire enlever par « la famille » de Mae. Commençant une nouvelle vie illustrée par le chapeau tombant par terre quand Caleb est traîné de force dans le camping-car, substituant le cow-boy pour le vampire. Ce nouveau monde dont ce nouveau vampire va apprendre à connaître les codes. Il va devoir passer son rite initiatique vers le monde des vampires en s’abreuvant de sang de ses victimes. Une dépendance que le film illustre avec des gros plans sur le visage de Mae s’éloignant du cou de ce dernier. L’addiction au sang, un besoin de quelque chose, pouvant dans le cas de Caleb conduire à sa mort.
Le baiser de la violence (Aux Frontières de l'aube)
A la recherche de l'adrénaline
« L’adrénaline du combat peut provoquer une dépendance mortelle, car la guerre est une drogue ». Cette citation ouvrant le film Démineurs (2008) provient d’un livre (La guerre est une force qui nous octroie du sens, 2002) écrit par le journaliste et auteur américain Chris Hedges racontant son expérience des conflits en Amérique du Sud, dans les Balkans et au Moyen-Orient.
La dépendance est une thématique présente dans les longs-métrages de Kathryn Bigelow. Les personnages étant des figures des genres investis comme le sergent de première classe William James interprété par Jeremy Renner, faisant l’expérience de l’addiction au déminage lors de son affectation en Irak après la mort du sergent-major Matthew Thompson (Guy Pearce) au cours d’une opération. On retrouve l’initiation à une équipe de déminage dans l’introduction de Démineurs, quand le sergent doit prendre la place d’un robot dont le wagon transportant la charge de déclenchement se brise. Il porte une tenue qui se différencie du reste avec un casque avec une visière. L’opération de déminage s’effectue dans une zone éloignée nommée « La zone létale », désertique (environnement de western).
L’adrénaline est audible par des respirations intensives. La situation s’intensifie et les bombes vont exploser, des battements de cœurs sont audibles. La caméra épaule filme en gros plans les armes et les soldats courant dans la précipitation vers leur ennemie. Lors de l’explosion de la bombe, le ralenti retranscrit une sensation d’une prise de substances psychoactives avec le souffle de l’explosion, l’essoufflement de Thompson, la terre se levant sous l’effet de l’onde de choc, la redescente est opéré quand il n’y a plus le ralenti, l’explosion est sous plusieurs angles de vues donnant un effet de dopamine qui s’estompe. Cet effet créé par la violence se retrouve dans le cinéma de Sam Peckinpah notamment dans La Horde sauvage (1969) par des plans rapprochés jusqu’au gros plans. Kathryn Bigelow reprend le montage succédant rapidement les plans de la fusillade de fin par une succession de plans sur l’explosion estompant l’adrénaline pour la mort de Thompson.
L'explosion psychoactive (Démineurs)
Jérôme d'Estais parle de l’adrénaline et le mouvement permanent chez Bigelow « Le mouvement équivaut à la vie et le quotidien, la routine, sont les signes annonciateurs du départ vers un monde, autre, une nouvelle famille au rythme différent, qu’il faut pénétrer par la circulation, le remous. Explosions, bagarres, chutes, collisions poursuites, braquages, sports extrêmes, à deux cents à l’heure, recherche de l’adrénaline comme une drogue. »[3]. Au cours du film, James va constamment faire des opérations déminage dans le film dans un quotidien d’adrénaline. Le héros bigelowien est obnubilé par son travail, il se définit par sa stature, celle du soldat pour James, un professionnel du déminage toujours en mouvement et en adrénaline depuis son affectation en Irak. Sa fonction dans l’armée est la seule activité qu’il pratique comme Alexei Vostrikov (Harrison Ford) dans K-19 : Le Piège des profondeurs, un commandant idéologue, sévère et respectant les ordres. Des personnages professionnels décrits par Howard Hawks comme Tom Dunson (John Wayne) dans La Rivière rouge (1948) cherchant un acquéreur pour son bétail. Le héros masculin chez Kathryn Bigelow convoite quelque chose, virant à l’obsession, Ismaël a la recherche du Moby Dick (1851), l’expérience d’adrénaline ultime convoité notamment par Bohdi Salver (Patrick Swayze) « la méga vague géante » dans Point Break (1991) ou Maya (Jessica Chastain) traquant Oussama Ben Laden dans Zero Dark Thirty (2012).
L'addiction à la chimère (Strange Days)
Le féminin dans les amas de testostérones
Le personnage féminin comme le héros masculin bigelowien est obsessif. La réalisatrice évoque une similarité masculin/féminin « Je ne crois pas trop au concept de film féminin ou masculin. Pour moi, il y a avant tout des cinéastes… Par ailleurs, considérer les films d'action comme masculins et les films intimistes comme féminins, c'est peut-être un cliché qu'il faut battre en brèche et j'y travaille »[4].
Professionnellement hawkiens. Iconisation fordienne
Maya dans Zero Dark Thirty et Jean Janes (Catherine McCormack) dans Le poids de l’eau (2000) recherche quelque chose, que ce soit le commanditaire des attentats du 11 septembre 2001 ou le meurtre ayant eu lieu en 1873. Kathryn Bigelow donne un objectif à la profession comme les homologues masculins : agent de la CIA (Maya) et photographe (Janes) sont confrontées aussi à la violence de par leurs objectifs. L’environnement où les personnages évoluent crée une initiation à la torture dans l’ouverture du long-métrage de 2012 ou le monde masculin du bateau menant à l’ile des Isles of Shoals. La prolongation du lien avec les héro(ines) masculin/féminin se situe dans la conclusion des films Démineurs et Zero Dark Thirty avec le retour concis au pays de James (Jeremy Renner). La dépendance à la fonction du démineur jusqu’au professionnel se retrouve dans un supermarché, solitaire avec un plan d’horizon l’isolant dans le fond du magasin. Comme Ethan Edwards (John Wayne) dans La Prisonnière du désert (1956) après le retour au foyer, James retourne en Irak pour retrouver la sensation d’adrénaline.
Maya comme le personnage Fordien, les deux films se concluent sur l’objectif atteint et contrairement à Ethan, la sensation de vide ferme le film de 2012 sur un horizon fordien avec un arrière-plan vide, sans objectif l’héroïne bigelowienne met fin à sa mission avec solitude. Kathryn Bigelow revisite les héros masculins au travers des différents genres mis en frontières, autant caractéristiques comme les vêtements, la fonction du personnage. Le héros bigelowien est confronté à la dépendance (violence, vague, une cible), une addiction retranscrite autant par le féminin que le masculin, la figure du héros est similaire pour Kathryn Bigelow, un ou une héroïne cherchant a comblé cette dépendance par une quête au Moby Dick, une dépendance conduisant à la solitude ou la mort.
La solitude fordienne
« Maya embarque à bord d’un avion militaire censé la ramener dans son home sweet home. Où voulez-vous aller ? lui demande le pilote. Maya ne répond pas, perdue dans cet espace vide et immense. Gros plan sur son visage, une larme coule enfin. La traque en valait-elle la peine ? Bigelow se garde bien de répondre mais le silence de son héroïne, le sentiment de vide et de dépression qui s’installe soudain ».[5]
[1] D’ESTAIS Jérôme, Kathryn Bigelow Passage de frontières, Rouge profond, Collection « Raccords », France, 2020, p17
[2] D’ESTAIS Jérôme, Kathryn Bigelow Passage de frontières, Rouge profond, Collection « Raccords », France, 2020, p18
[3] D’ESTAIS Jérôme, Kathryn Bigelow Passage de frontières, Rouge profond, Collection « Raccords », France, 2020, p86
[4] WOLF Rafael, « Kathryn Bigelow une cinéaste d’action », RTS, octobre 2017, https://www.rts.ch/info/culture/cinema/8992012-kathryn-bigelow-une-cineaste-daction.html#chap04 (consulté le 23 mars 2024), propos tiré du journal les Inrockuptibles.
[5] THORET Jean-Baptiste, Qu’elle était verte ma vallée, Magnani, France, 2021, p257
Filmographie :
Comments