[CRITIQUE] Enzo : Entre les murs, bâtir malgré tout
- Le cinéma d'Hugo
- 17 juin
- 5 min de lecture

Réalisation : Robin Campillo
Scénario : Robin Campillo et Laurent Cantet
Photographie : Jeanne Lapoirie
Acteurs Principaux : Eloy Pohu, Pierfrancesco Favino, Élodie Bouchez
Sortie : 18 juin 2025
Durée : 1 h 42
Genre : Drame
Société de production : Les Films de Pierre, Lucky Red, en association avec 4 SOFICA
Société de distribution : Ad Vitam
Porté à la lumière cannoise comme on livre aux spectres la mémoire des vivants, Enzo de Robin Campillo ouvrait cette année la Quinzaine des Cinéastes avec la tranquille assurance d’un film-symptôme — voire d’un film-origine. Car plus qu’un simple acte inaugural, Enzo semblait en condenser les lignes de force, les veines souterraines : la question du transfuge social, déjà magnifiquement formulée dans Partir un jour d’Amélie Bonnin, qui ouvrait la sélection officielle ; mais aussi, et surtout, l’obsession d’une jeunesse, motif palpitant de cette édition, traversée par les regards de Carla Simón, des Dardenne, de Linklater, ou de manière plus transgressive, par Alpha de Julia Ducournau.
Cette insistance n’est peut-être pas anodine : elle s’érige en contre-champ direct à la sélection de l’an passé, dominée par les figures fanées d’un Nouvel Hollywood agonisant, où chacun, à sa manière, signait un dernier soupir, entre testament artistique et film-fantôme.
Or, Enzo, dans un geste presque ironique, appartient aussi à cette lignée terminale : film posthume de Laurent Cantet, auquel il lègue ses ultimes pulsations, non pas dans le silence d’un tombeau, mais en les transmettant, dans un dernier sursaut vital, à Robin Campillo, frère de lutte et compagnon de cinéma. Il y a là quelque chose de troublant, de profondément politique même : confier son dernier souffle à la jeunesse, comme un legs brûlant plutôt qu’un testament figé. À rebours des logorrhées réactionnaires proférées par une génération souvent sourde aux désordres du présent, Cantet, par ce geste, choisit de croire ; ou du moins de remettre la parole à ceux qui n’ont pas encore trouvé la leur. Enzo devient alors cet espace contradictoire, tendu entre l’appel de l’espoir et la fatigue existentielle d’une jeunesse qui, déjà, semble avoir déserté le goût de vivre.
Enzo porte d’abord un prénom, et ce prénom est celui d’un corps, d’un territoire, d’une aliénation : enfant d’une bourgeoisie méditerranéenne figée dans ses codes, Enzo grandit au sein d’un château moderne dont la piscine ceint les murs comme les douves d’une forteresse. L’image est nette, presque brutale : ce petit prince ne rêve pas de règne, mais d’évasion ; il s’étouffe avec ses cuillères en argent et cherche à fuir sa prison dorée. Ce n’est pas tant le confort qu’il rejette que l’enfermement idéologique, l’assignation sociale au sein d’un monde lézardé sous son vernis. Et puis le scandale : Enzo ne veut pas faire de « grandes études ». Il choisit la maçonnerie : Ce travail de la main, du sol, du réel. Il choisit l’alternance plutôt que la reproduction, l’apprentissage plutôt que l’abstraction. Pour ses parents, incarnés avec une justesse discrète par Pierfrancesco Favino et l’éternelle mère du cinéma français Élodie Bouchez, ce choix relève de l’hérésie : c’est un crime de lèse-classe, un geste de rupture qui ne dit pas son nom, comme si le garçon crachait sur le confort qu’on lui a tendu. La trahison est d’autant plus insupportable qu’elle est inexplicable : pourquoi refuser le luxe tranquille d’une vie tracée ?

Mais ce que Campillo filme avec une minutie rageuse, c’est justement l’échec de cette vocation inversée : Enzo ne sait pas bien bâtir. Les murs qu’il tente d’ériger sont bancals, fragiles, déjà condamnés à l’effondrement. Son tuteur les démolit à coups de pied, furieux : la transmission ne passe pas. L’image est limpide, presque biblique : les rêves de la jeunesse sont inconstructibles, non parce qu’ils sont vains, mais parce que les fondations du monde qu’on leur laisse sont instables, vérolées, irrécupérables. Et la génération qui les précède, celle du patron, des parents, est loin d’accompagner, préfère anéantir, invoquant l’exigence, le travail ou le rendement.
Alors se dessine peu à peu la vérité d’Enzo, bouleversante dans son dépouillement : il ne veut pas devenir maçon par romantisme ou révolte, mais parce qu’il n’y croit plus. Plus à l’avenir, plus au récit du progrès, plus à la continuité des mondes. Ce fils désabusé d’une civilisation bientôt en ruines ne cherche plus à habiter l’histoire, mais à y laisser une trace tangible. Ce qu’il construit n’est pas un avenir, mais une survivance : une dernière pierre, un mur, une trace. Et lorsque Campillo le filme réfugié dans les vestiges de la Rome antique, c’est moins un symbole qu’un constat funèbre : que nous reste-t-il des Romains, sinon leurs pierres ? Peut-être est-ce là le seul horizon encore visible : bâtir, non pour durer, mais pour résister à l’effacement.
Car s’il est un point de non-retour pour Enzo, c’est bien celui-ci : l’impossibilité d’imaginer l’avenir autrement que sous le signe de sa propre fin. En rejoignant les chantiers, il ne découvre pas un métier, mais un monde. Celui d’une condition ouvrière qu’il n’avait jusque-là qu’effleurée du regard, et qui désormais le gagne, l’use, l’absorbe. À ses côtés, Vlad et Miroslav — deux réfugiés ukrainiens en exil de guerre — incarnent les visages du réel brut, ces figures d’un déracinement silencieux qui portent en eux, sans fracas, le désespoir d’un continent en feu. Enzo devient ainsi témoin d’une guerre qu’il ne vit pas mais qu’il ressent, d’une violence périphérique mais constante, qui déborde des actualités pour s’imprimer dans la chair et les gestes. Ce glissement progressif, presque insidieux, d’un confort bourgeois vers un effondrement existentiel, Campillo le filme sans pathos ni emphase, mais avec une clarté désarmante : Enzo ne peut que constater la saturation du monde, sa pesanteur, son irrémédiable gravité. La promesse d’un avenir devient alors une hypothèse creuse, une chimère de plus.
C’est dans cette perte de vitesse, dans cette descente vers l’épuisement moral, que le corps finit par céder. Il chute, littéralement, comme happé par la matière même du monde. Béton, murs, sol : tout tire vers le bas. Le nihilisme d’Enzo n’est pas un cri, mais une asphyxie douce, une lente immersion dans la poussière des ruines. Et pourtant, quelque chose palpite encore. Quelque chose d’infime, d’insaisissable : une émotion, un trouble, un élan. Lorsque Vlad entre dans le champ affectif d’Enzo, c’est une faille qui s’ouvre dans cette gangue de désillusion. Un regard, une tension, une ligne de fuite. Ce n’est pas une histoire d’amour — ce serait trop simple —, mais une étincelle homo-érotique, un vertige adolescent, un frémissement du cœur dans un monde figé. Cette charge-là, électrique et silencieuse, Campillo la déploie avec une rare délicatesse, sans démonstration, sans résolution. Elle ne sauve pas Enzo, mais elle le frôle. Et dans ce monde de gravats et de guerre, c’est peut-être tout ce qui reste : un battement de cœur, une émotion à vif, comme une main tendue entre deux ruines.

Ainsi Enzo ne raconte pas tant une trajectoire qu’un effritement, une désagrégation douce du mythe de l’ascension — sociale, affective, existentielle. Ce que Campillo capte avec une rigueur presque documentaire et une tendresse pudique, c’est l’instant où la jeunesse cesse de croire sans encore savoir comment agir. Le film ne propose ni rédemption ni salut, et c’est là sa force : il laisse ses personnages dans l’épaisseur du monde, au bord de ce vide où l’on ne choisit plus entre chute et survie, mais où l’on apprend à habiter la fracture. À l’horizon, aucun manifeste, aucun cri de ralliement. Seulement une émotion suspendue, une sensation tenace que quelque chose — une vérité, un amour, une rage — pourrait naître de ce vertige. En cela, Enzo est moins une œuvre sur la jeunesse qu’une œuvre en jeunesse, avec ses tremblements, ses silences, ses impasses. Et dans l’inconfort qu’il suscite, il rejoint cette idée précieuse du cinéma comme art de l’intranquillité : non pas miroir lisse du réel, mais faille ouverte dans sa surface, où chacun peut venir entrevoir sa propre disparition — ou, peut-être, son recommencement.
La Note du rédacteur : 4/5
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