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[Feffs 2025] Haute Tension : quand l’horreur parle français

  • Photo du rédacteur: Hugo Lalloz
    Hugo Lalloz
  • 1 oct.
  • 5 min de lecture
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Réalisation : Alexandre Aja

Scénario :  Alexandre Aja et Gregory Levasseur

Photographie : Maxime Alexandre

Montage : Baxter

Musique : François-Eudes Chanfrault

Acteurs Principaux : Cécile de France, Maiwenn, Philippe Nahon

Sortie : 18 Juin 2003

Durée : 91 minutes

Genre : mystère, horreur, thriller

Société de production : EuropaCorp, Alexandre Films

Société de distribution : EuropaCorp


Invité d’honneur de la 18ᵉ édition du Festival européen du film fantastique de Strasbourg, Alexandre Aja n’est pas seulement venu rappeler au public les délices sanglants de Piranha 3D dans son format originel : il s’est également prêté au jeu de la masterclass, en dialogue avec Caroline Vié. Et c’est naturellement Haute Tension qui a surgi comme l’astre noir de sa carrière, sans doute son film le plus décisif, peut-être même — aux côtés du Martyrs de Pascal Laugier — l’un des rares classiques absolus de l’horreur français contemporain. Car si le film, à sa sortie, semblait vouloir inaugurer un nouveau genre à l’intérieur de notre paysage cinématographique, il fut aussi, paradoxalement, le signe annonciateur d’un départ : celui d’Aja vers les États-Unis, où il allait déployer, avec éclat, l’essentiel de son œuvre. Aujourd’hui, alors que plane la rumeur d’un retour sur le sol français — adaptation des Fleurs du Mal de Baudelaire d’un côté, ainsi qu’une suite américaine de Crawl de l’autre —, il convient de revenir à ce film matriciel, à la fois promesse et impasse, geste inaugural et demi-teinte d’un genre français toujours en quête de son territoire.


Si les années 2000 virent renaître le slasher sous des formes inédites, débarrassées des automatismes fatigués du genre — pensons aux Scream de Wes Craven, futur complice d’Aja sur le remake de La Colline a des yeux —, force est de constater que la France, elle, resta en retrait, saisissant à peine l’occasion de s’approprier ce territoire si typiquement américain. Alexandre Aja, cinéphile avant d’être cinéaste, ose affirmer que l’Hexagone peut, lui aussi, engendrer ses cauchemars : un tueur implacable, incarné par l’inoubliable Philippe Nahon — « le plus gentil des salopards », aime à rappeler Aja —, qui poursuit ses victimes avec une brutalité archaïque, tranchant les têtes comme pour rappeler une certaine tradition sanguinaire, résolument française. À la manière de Craven, Aja s’autorise à réviser les codes, à les détourner tout en revendiquant une identité propre, et c’est dans ce geste à la fois fougueux et révisionniste que se dessine véritablement sa carrière. Après l’échec amer de Furia, Haute Tension surgit ainsi comme l’acte fondateur : un film-programme, où l’ambition de renouveler le genre se conjugue à l’urgence de lui imprimer une couleur nationale.


Avec Haute Tension, Aja signe d’emblée son premier geste accompli : un cinéma de l’outrance, où la chair humaine se trouve lapidée, suppliciée, jusqu’à devenir le terrain privilégié d’une mise en scène obsessionnelle. Le film s’inscrit dans le meilleur comme dans le pire des années 2000, décennie où l’horreur se nourrit autant de ses excès que de ses réinventions. Pour nombre de spectateurs de festival, Haute Tension demeure un traumatisme générationnel, tant sa violence continue d’éprouver le regard. Et l’aveu d’Aja, en masterclass, ne fait que confirmer cette inclination : Les Scream Awards ne s’y trompèrent pas, célébrant trois fois ses fulgurances sanglantes — la séquence de Piranha 3D, jubilatoire clin d’œil projeté en ouverture de sa retrospective au festival strasbourgeois ; l’inoubliable scène de bouche dans Mirrors ; et bien sûr la mise à mort au drapeau dans La Colline a des yeux. Mais l’Amérique n’eut pas à l’introniser pour révéler cette radicalité : déjà, avec Haute Tension, Aja imposait un cinéma outrancier, où les corps — surtout ceux des femmes — se trouvaient malmenés, mis à l’épreuve, exposés à la cruauté de la mise en scène autant qu’à celle du récit.


La singularité de Haute Tension tient sans doute à sa manière de déjouer les codes du slasher tout en les inscrivant dans une tradition visuelle parfaitement reconnaissable. Dès les premières images, Aja convoque un motif constitutif de l’imaginaire horrifique américain : le champ de maïs, matrice du cauchemar rural, de Massacre à la tronçonneuse à une multitude d’autres avatars. Mais ici, ce décor ne sert pas de toile de fond : il agit comme un présage, une zone liminale d’où surgira la menace. Le tueur, figure inhumaine et archaïque, en émerge pour envahir la maison agricole et inaugurer ainsi un récit de home invasion.


L’originalité du film réside alors dans cette hybridation : la structure américaine du genre se trouve réinvestie par une violence outrancière, provocatrice, d’une intensité proprement française. On se souvient des séquences-chocs : la fellation imposée à partir d’une tête coupée, la décapitation du père par un meuble, la gorge tranchée de la mère, la tête de la fille figée dans l’horreur d’une photographie. Chaque scène semble réactiver, de manière souterraine, l’imaginaire brutal de la Révolution française, comme si le film, pour révolutionner le slasher et l’horreur française, allait puiser dans la mémoire sanglante de notre histoire.


À cette violence « révolutionnaire » s’ajoute une subversion des codes de l’arme emblématique. Là où le slasher canonique s’enferme dans l’obsession du couteau, Aja diversifie les instruments de mort : hache, meuble, rasoir, fusil… Rien n’est fixé, chaque mise à mort invente sa propre grammaire. Plus encore, le tueur n’est pas cette figure anonyme et stupide qui hante les franchises américaines : il est ici identifiable, doté d’une intelligence perverse, d’une malignité foncière. Ce déplacement confère à Haute Tension sa puissance singulière : un film qui détourne les codes sans jamais les renier, qui s’enracine dans une tradition pour mieux la fracturer.


Si Haute Tension n’a jamais, dans sa postérité, déclenché le soulèvement cinématographique qu’il semblait annoncer — qu’il l’ait voulu ou non —, il demeure néanmoins la matrice d’une dynamique dont le cinéma français n’a cessé, depuis, de porter les traces. Certains producteurs, Luc Besson en tête (et il faut bien, malgré la gêne, le citer), ont tenté de capitaliser sur ce sillage, cherchant à « genrifier » le cinéma national, à imposer dans nos systèmes de production des récits capables de rivaliser avec l’efficacité américaine. Si cette entreprise s’est souvent heurtée à ses propres contradictions, elle n’en reste pas moins l’héritage direct du geste inaugural d’Aja.


Aujourd’hui, le genre en France continue de se faire violence, de s’interroger sur ses limites, mais il le doit peut-être à l’élan premier insufflé par Haute Tension. Sans Aja, comment imaginer l’existence en salles de films comme Le Règne animal ou Vermines — deux œuvres où l’animalité, métaphorique et monstrueuse, prolonge des obsessions qui furent d’abord celles d’Aja aux États-Unis ? On peut discuter l’ampleur de son influence, mais il est certain que son cinéma, entre exil et retour, aura légué à la production française un horizon de possibles : celui d’un genre qui, même fragile et contesté, a cessé d’être un intrus pour devenir une voie de création légitime.

 

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