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[CRITIQUE] La Tour de Glace : Le vertige refusé, ou les miroirs froids du conte.

  • Photo du rédacteur: Hugo Lalloz
    Hugo Lalloz
  • il y a 23 heures
  • 4 min de lecture
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Réalisation : Lucile Hadzihalilovic

Scénario : Lucile Hadzihalilovic et Geoff Cox

Photographie : Jonathan Ricquebourg

Acteurs Principaux : Marion Cottillard, Clara Pacini, Auguste Diehl et Gaspar Noé

Sortie : 17 Septembre 2025

Durée : 1 h 58

Genre : Fantasy, drame

Société de production : 3B Productions, Arte France cinéma

Société de distribution : Metropolitan Filmexport


Cette semaine marque le retour discret mais saisissant d’une cinéaste trop souvent reléguée aux marges de la mémoire cinéphile, et pourtant dotée d’un imaginaire d’une rare singularité : Lucile Hadzihalilovic. La Tour de Glace, son dernier opus, s’érige comme un cristal opalescent au sein du paysage cinématographique contemporain, convoquant, dans une parenté manifeste, les vertiges baroques de l’univers mandicocien. La réalisatrice semble désormais s’abandonner avec une ferveur renouvelée à la déraison stylisée de Bertrand Mandico — dont l’hallucinant Conann (2023) résonne encore comme une fièvre incandescente.


Hadzihalilovic entreprend ici une relecture métafictionnelle du conte d’Andersen, La Reine des neiges, en adoptant une forme enchâssée : celle d’un film dans le film, où le processus de création devient lui-même le théâtre d’une hantise narrative. Rien de la bluette aseptisée des studios Disney : ici, le conte se diffracte, se glace et se brise dans l’éclat ambigu du mythe. Ce n’est pas un hasard si affleure le souvenir trouble des Chaussons rouges (1948) de Powell et Pressburger — autre précipité de féérie et de douleur, de scène et de sacrifice. Comme eux, Hadzihalilovic œuvre à une distorsion mythopoétique, à une mise en crise du récit par la puissance incantatoire de l’image. L’on y retrouve cette dialectique incandescente entre la grâce et le péril, entre l’envoûtement formel et la menace sourde — autant de strates où affleure, en creux, la noirceur abyssale du conte originel.


Si La Tour de Glace s’inscrit dans une logique citationnelle assumée, presque liturgique, c’est pour mieux ressusciter, en fragments soigneusement choisis, la mémoire visuelle des grands alchimistes du trouble. D’abord Hitchcock, bien sûr ; ombre tutélaire dont les motifs spectraux affleurent dès les premiers plans. À la réception d’un hôtel échappé du rêve, le chignon de la réceptionniste de l’hotel de Jeanne évoque la silhouette spectrale de Vertigo ; tandis que les oiseaux, violents et pressentis comme signes avant-coureurs du désastre, battent de leurs ailes noires le souvenir du chaos animalier du film du Maitre. Mais là où Hitchcock se faisait chirurgien du suspense, Hadzihalilovic, elle, s’adonne à l’incantation du désir morbide, puisant dans d’autres généalogies du vertige.

Car surgit aussi l’ombre retenue du giallo : gants blancs de Cristina (Marion Cotillard, hiératique et glaçante) rappelant ceux d’Argento, chromatisme tranché,  jeunes femmes-enigmes perdues dans des labyrinthes mentaux comme Suzy – héroïne du magnifique Suspiria (1977) qui partage beaucoup avec Jeanne, l’héroine de La Tour de Glace. Et derrière l’écran, dans un discret clignement de paupière, le nom du personnage de Gaspar Noé se faufile, Dino, comme un rictus ironique adressé à la cinéphilie transgressive porté par Dario Argento et Dino de Laurentiis. Ce n’est plus seulement l’évocation d’un cinéma, mais une convocation liturgique des formes passées, réactivées dans leur force spectrale. Le giallo, en particulier, devient matrice esthétique : non comme simple pastiche, mais comme langage fondamental, ossature obscure d’un conte inversé.


Film nocturne par essence, La Tour de Glace se déploie en aplats colorés, en textures sonores menaçantes, où les figures d’Alice au pays des merveilles et de Suspiria fusionnent : portes qui s’ouvrent sur l’obscurité, corridors aux géométries trompeuses, bande-son stridente comme un cri de glace. Cotillard, en matriarche autoritaire et ensorceleuse, semble incarner la transmutation gothique de la reine des neiges, égarée dans un décor où le cinéma lui-même devient un palais de glaces. Hadzihalilovic scelle ici une vérité souterraine : les contes d’Andersen — à l’instar de ceux des frères Grimm — sont des terrains privilégiés pour qui souhaite sonder la lisière entre innocence et horreur, entre fantasme et effroi, entre le sang et la neige.


Cet héritage polaire, fait de givre, de miroirs et de mythologies cinéphiles, transperce l’écran avec l’élégance froide d’un cristal fissuré. Pourtant, derrière cette surface riche de strates et de références, la cinéaste semble parfois s’arrêter au seuil de ses propres ténèbres. L’horreur promise, l’indicible pressenti, le sadisme affleurant ; tout cela reste suspendu, effleuré, comme contenu dans une chambre d’échos dont la porte ne s’ouvre jamais tout à fait. Hadzihalilovic esquisse une mécanique de domination féminine, une relecture cruelle du conte, mais se retire avant la morsure, se détourne avant l’abîme.

Le film s’enroule autour du vertige, en convoque les figures : des actrices hiératiques, des gestes suspendus, des images à la lisière du cauchemar, mais refuse la chute. Il hante les bordures sans jamais les transgresser, plane au-dessus du vide comme une promesse non tenue. La Tour de Glace n’est pas, à proprement parler, une trahison de ses intentions premières ; elle est plutôt une forme raffinée de frustration, une esthétique du retrait, un purgatoire sensoriel où l’horreur n’est qu’esquissée, où le fantasme s’interrompt à l’instant même où il pourrait s’accomplir. Il y a là quelque chose de profondément sadien, une jouissance différée à l’infini : une érotique du manque, de l’évitement, juste avant l’orgasme narratif.


Note du rédacteur : 3,5 sur 5

 


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