top of page

[CRITIQUE] Sorry, Baby : le nom du non-dit

  • Photo du rédacteur: Hugo Lalloz
    Hugo Lalloz
  • 23 juil.
  • 5 min de lecture
Pardon, bébé chat.
Pardon, bébé chat.

Réalisation : Eva Victor

Scénario :  Eva Victor

Photographie : Mia Cioffi Henry

Acteurs Principaux :  Eva Victor, Naomie Ackie, Lucas Hedges et Louis Cancelmi

Sortie : 23 Juillet 2025

Durée : 1 h 44

Genre : Drame, Comédie

Société de production : Tango Entertainment, High Frequency Entertainment, Big Beach, PASTEL et Charades

Société de distribution :  A24 et Wild Bunch Distribution.


Il est des territoires cannois que l’on traverse avec curiosité, d’autres avec ferveur : cette année, La Quinzaine des cinéastes fut sans conteste l’espace où La Septième Illusion trouva ses plus vibrants élans de reconnaissance. Au cœur de cette constellation, Sorry, Baby, premier long métrage d’Eva Victor, jeune cinéaste américaine dont la double présence (acteur.ice et réalisateu.rice) innerve le film d’une intensité discrète mais souveraine. Il faut dire, et saluer, la rareté d’un tel geste inaugural : celui d’un film qui s’annonce dramatique et pourtant résiste au pathos, refoule le tragique par une sorte de comédie en apnée, où le rire n’est jamais séparé de la douleur mais s’y arrime dans un équilibre instable, presque organique. Non pas juxtaposition d’affects mais alchimie secrète : les larmes ici ne coulent pas, elles s’évaporent dans un sourire figé, comme suspendu.

Il ne nous appartient pas d’en déplier les arcanes narratives — que le secret demeure, car il est ici gage d’une expérience — mais l’on dira ceci : Sorry, Baby appartient à cette tradition feutrée du cinéma d’introspection féminine, là où la parole vacille, là où le corps échoue à se dire sans se trahir. Quelque part entre la mélancolie chorégraphique d’un Joachim Trier et l’ironie entomologique d’un Noah Baumbach, Eva Victor trace sa propre ligne de fuite : une fugue féminine, certes, mais surtout une échappée de soi, où le récit devient le miroir déformant d’un sujet qui cherche moins à se définir qu’à se dissoudre dans le monde.

 

Mais là où tant d’autres — hommes surtout — ont jadis filmé la fuite comme horizon du féminin, sa désagrégation dans l’espace ou sa dissolution dans le mouvement, Eva Victor opère un geste inverse, presque hérétique : celui du cloisonnement, de la fixité, de l’immobilité comme syntaxe de la douleur. Le film tout entier repose sur ce retournement de perspective : non plus s’échapper, mais se heurter, s’enfermer, se heurter encore.

Partout, les cloisons : elles peuplent l’image comme elles hantent les corps. Les intérieurs ; étroits, suffocants, parfois d’une blancheur clinique ; absorbent toute possibilité de sororité, et ce qui pouvait ressembler à une communauté devient peu à peu un terrain oppressant, lieu d’une contamination traumatique partagée mais vécut différement. Les personnages sont régulièrement expulsés, jetés au-dehors d’un intérieur devenu intenable. Mais l’extérieur, loin d’être une échappée, prolonge l’enfermement par d’autres moyens.

Et puis, il y a Agnès. C’est elle qui porte surtout ce motif : six petits carreaux tatoués sur le doigt — à peine visibles — motif discret mais fondamental, rappelant à la fois la fenêtre et sa grille, entre ouverture et emprisonnement. Car Sorry, Baby est d’abord un film de la mise en cage : le cadrage y est toujours surcadré, redoublé par les architectures, étranglé par les encadrements. Portes, fenêtres, embrasures deviennent autant de pièges visuels où les corps sont filmés à distance, isolés, morcelés.

Cette rigueur géométrique n’est pas simple coquetterie formelle : elle exprime, sans un mot de trop, la pesanteur d’un traumatisme enkysté, devenu dispositif. Le cadre ne contient pas, il étouffe. Il ne montre pas, il désigne, dans une économie du regard où la mise à distance est moins une posture esthétique qu’une manière d’énoncer le silence.

Il convient de souligner ici que nous entendons préserver, coûte que coûte, l’intégrité du secret narratif, de ce qui constitue l’essence même du film. Cependant, il serait dénué de sens de ne pas mentionner que Sorry, Baby, dans sa maîtrise formelle inédite, soulève une interrogation d'une gravité palpable. La question qu'il pose est celle de la sororité en crise, du lien féminin soumis à l’épreuve d’une violence masculine d’une ampleur tragique. Mais ici, là où d’autres cinéastes se seraient contentés de filmer la fracture, Eva Victor choisit une gestion toute différente, plus subtile et pesante.

Sans surprise, le viol, cette violence fondatrice, est au centre du film. Mais, dans un choix radical de mise en scène, le viol n'est pas montré, il est tenu à distance, non pas dans une absence de représentation, mais dans un éloignement visuel et émotionnel qui déconcerte et apaise. Victor, loin de céder à la tentation du réalisme cru ou du choc esthétique, choisit de représenter l’acte comme un hors-champ, une silhouette derrière la vitre. Le film, dans ses multiples encadrements, ne montre pas, il suggère, il esquisse : un acte n'est jamais dévoilé en face à face, mais à travers des façades, des miroirs déformants, des cloisons qui, loin de limiter la perception, augmentent sa portée dramatique.

Il y a dans ce choix une puissance d’évocation esthétique qui se fait langage de résistance. Le viol, non filmé frontalement, ne perd cependant rien de sa violence. Au contraire, il s’impose dans l’image en creux, dans le vide autour de l’acte. La façade d’un domicile, simplement marquée par la lumière et la texture de la nuit, joue le rôle de symbole : celle d’un drame silencieux, dont la place est désormais réservée à la contemplation des conséquences.

Eva Victor s’empare ainsi d’un sujet lourd et socialement partagé ; ce viol, si souvent répété sur les écrans, notamment pour un public féminin qui, au cinéma, doit fréquemment faire face à la crudité de l’image traumatique ; signe non pas un film de résilience classique, mais une parenthèse de sororité, un apaisement à la fois politique et esthétique. La violence est mise hors champ, non pas pour minimiser son impact, mais pour permettre une résonance plus profonde, une espace de silence nécessaire à la réflexion.

Donc, avec Sorry, Baby, Eva Victor ne signe pas seulement un premier film ; elle opère un surgissement. Un geste inaugural qui ne cherche ni l’effet ni la posture, mais invente, dans la retenue même, une grammaire nouvelle de l’intime abîmé. Par son refus de toute frontalité spectaculaire, elle s’inscrit à rebours des récits victimaires tout en n'éludant jamais l'effroi. Son cinéma devient ainsi le lieu d’une négociation subtile entre l’indicible et le visible, entre l’espace filmique et la mémoire traumatique, entre le regard et ce qu’il ne peut ou ne veut plus capter.

Dans ce labyrinthe d’embrasures et de silences, les corps féminins ne sont plus assignés au statut de victimes figées, mais deviennent les vecteurs d’une résistance douce, presque clandestine. Ce qui s’y joue n’est pas tant un récit qu’une expérience — celle d’une possible réappropriation du récit lui-même par celles à qui on l’a trop longtemps confisqué. Là réside peut-être la grande réussite de Victor : avoir substitué au spectacle de la douleur un espace de résonance, un territoire poétique du soin, de la pudeur, et de l’intelligence formelle.

Rien d’ostentatoire ici, mais l’ébauche d’un cinéma qui se tient à hauteur de peau, à l’écoute de ses battements, de ses silences, de ses failles. Et si le cadre enferme, il protège aussi ; s’il scelle, il contient. Sorry, Baby ne crie pas, ne juge pas : il écoute. C’est déjà immense.

Note du rédacteur : 4 sur 5

 

Comentarios


bottom of page